
par Julia Marras
Qu’est-ce que « lire » représente en 2025 ?
Imaginez une personne qui lit. Visualisez-la.
Est-elle lascive ? Allongée sur un canapé ou concentrée à un bureau ? Lit-elle un épais roman ou tient-elle une tablette du bout des doigts ? Paraît-elle calme ou révoltée ? Est-ce une femme ?
Il y a fort à parier que les premières images qui vous viennent à l’esprit évoquent la Liseuse de Fragonard, La fille qui lit de Renoir ou celle de Berthe Morisot. L’imaginaire collectif autour de la lecture a forgé cette image classique, vieillotte, de femme sage, tranquille et introspective. La littérature est aujourd’hui encore souvent perçue comme une occupation oisive, indolente et inoffensive. Une activité de bon élève, qui ne fait pas de mal. Et pourtant, un livre renferme une puissance endormie. Lire est la clé du savoir et du pouvoir ; à tel point que cette activité a été reniée aux femmes jusqu’au XIXe siècle. En 1801, un projet de loi est présenté par l’écrivain et révolutionnaire français Pierre Sylvain Maréchal afin d’interdire l’apprentissage de la lecture aux femmes. Pour n’en citer qu’un extrait, celui-ci illustre bien son propos et les idées véhiculées par ce courant : « Apprendre à lire aux femmes est un hors-d’œuvre, nuisible à leur éducation naturelle : c’est un luxe dont l’effet fut presque toujours l’altération et la ruine des mœurs. »
Il met en évidence que la lecture est perçue comme dangereuse, que le livre renferme un pouvoir précieux, à ne pas mettre entre toutes les mains. Accéder au savoir, comme à la force imaginative de la fiction, permet de raisonner, de créer des liens, de s’instruire et de défendre des opinions. Tant de notions dont on a voulu tenir écartées les femmes (et les classes les plus précaires).
Quand elles ont commencé à lire plus massivement grâce à l’accès à l’éducation pour tous, on leur a alors prêté des lectures futiles, romantiques, mièvres. Enclavées dans la sphère privée, elles se réfugient entre les pages de leurs romans à l’eau de rose, pour un plaisir de divertissement éphémère, frivole, sans étude ni recul. La manière de lire des femmes devient tout bonnement une mauvaise façon de lire (à la différence des hommes donc, qui eux liraient pour le savoir et l’instruction uniquement). Pour citer l’autrice Camille Froideveaux-Metrie, invitée de la Grande Librairie : « Je crois que les livres sont pour les femmes le lieu de la liberté, le seul endroit où elles peuvent éprouver des expériences qui leur sont interdites par ailleurs. Pendant très longtemps on a empêché les femmes d’investir et d’agir dans le monde ; elles l’ont fait en lisant et pas “pour s’évader” comme on aime le dire. Selon moi ce n’est pas du tout ça, elles vont chercher dans les livres la liberté qu’on leur refuse. »
Lire, c’est la liberté en action.
L’acte de se plonger dans un roman nous autorise à nous extraire de notre condition et du monde tout entier. On échappe ainsi aux exigences de productivité, de rendement et d’efficacité qui pèsent sur tous, et plus particulièrement les femmes. Car quand on lit, on se retrouve forcé à ralentir, à prendre le temps et quel plus grand luxe aujourd’hui que celui du temps. Se revendiquer lecteur, c’est s’accorder ce droit précieux du temps perdu, comme du temps retrouvé. C’est renouer avec une maîtrise de soi face à un monde qui court trop vite, dans lequel les idées, le raisonnement et la fiction tendent à s’affaiblir.
Lire c’est se révolter et résister.
À l’image des passeurs de livres de Daraya (Delphine Minoui, édition du Seuil), ces jeunes révolutionnaires qui face à la violence du régime de Bachar al-Assad, ont fait le pari de la résistance en exhumant des milliers d’ouvrages ensevelis sous les ruines pour les rassembler dans une bibliothèque clandestine. Les mots ont le pouvoir de faire tomber les murs érigés par les idéologies les plus effrayantes. Quand l’on assiste, avec stupeur, à l’augmentation du nombre de livres censurés aux États-Unis, il apparaît manifeste que les livres et les lecteurs continuent à faire peur. Les essais comme les romans renferment des clés de compréhension, de transmission, des perspectives sur l’histoire et le monde qui sont tant d’armes précieuses face à l’obscurantisme.
Lire, c’est rêver, apprendre, oser l’imagination et croire en des lendemains plus éclairés.
Alors, sans doute est-il essentiel de se départir de cette image collective désuète de la littérature et de brandir les livres comme les étendards de notre humanité ?