
par Ninon Legrand
S.O.S. Aux questions enthousiastes que suscitent d’avoir dit « j’écris », l’auteur se trouve soudain pris de court ; à court de mots. Car aux « ça avance ? » et « c’est pour quand ? », des sacs de nœuds pour toute réponse ; aux « ça parle de quoi ? », des joues roses d’embarras ; aux « mais t’en vis ? » ou « t’es publié(e) ? », l’agacement ou les pirouettes et ainsi va, ainsi va. On ne sait que répondre ; on se tait, on s’agace, on s’empêtre et, en somme, on se perd et perd tout le monde. Mais pourquoi un tel écart ? Pourquoi cette distance ? Pourquoi ceux qui écrivent, qui souhaiteraient s’en raconter, peinent-ils/elles tant à répondre à ceux qui, pourtant, veulent savoir ? L’échange entre écrivains et curieux prend des airs de paradoxe ; mais c’est que partager ce qu’est d’écrire se heurte au terrible défi de la représentation. Dans l’espace public, médiatique, la parole est en effet principalement dédiée à promouvoir les ouvrages des rentrées littéraires, ou s’intéresse aux autrices et auteurs consacrés, aux carrières établies. Bienvenues, ces voix littéraires ne peuvent néanmoins fonder un juste imaginaire collectif, forger de quoi faire un pont pour aider l’échange autour de la discipline. Défendre des œuvres achevées ou s’exprimer depuis l’assise d’une carrière huilée ne donne en effet pas à voir la réalité de l’écriture pour les milliers de mains qu’elle obsède ; qu’elle oblige au quotidien. Ainsi, les questions lancées appellent souvent des réponses inaudibles. Mais comment se dire quand écrire ne répond pas aux critères de la productivité ? Quand écrire est un besoin doublement viscéral ? Viscéral en ce qu’appelle d’abord la nécessité intime de faire et viscéral ensuite en ce que la poursuite de l’élan ne peut s’arrimer, être guidé par le seul désir du succès.
Une proportion infime des auteurs subsiste en effet seulement de sa plume — et cela même pour bien des auteurs publiés, la littérature n’étant jamais la voie royale pour payer le loyer ou devenir rentier. Il s’agit alors justement de toujours réussir à concilier activité rémunératrice et écriture. Dès lors, à la question « tu en vis ? » qui vise une matérialité directe, pourquoi ne pas interroger les milliers de façons dont les auteurs se créent, s’inventent le temps de la création ? Quelle forme, quelle réalité revêt leur pratique ? Le domaine est passionnant.
Puis, plus infime encore, la proportion de manuscrits qui se trouve effectivement publiée (car des milliers de textes affluent sur les bureaux des éditeurs) et — évidemment — encore plus infime la proportion d’écrits aboutissant (car combien de ratures pour une phrase aimée ? Combien de versions pour un style, une voix débusqués ? Combien de tentatives avortées, invisibles derrière le corps d’un texte ?) Tant et si bien qu’aux « t’es publié(e) ? » ou « ça avance ? » enrayant vite la discussion, pourquoi ne pas s’aventurer ailleurs ? Aux « ça parle de quoi ? » auquel il est impossible de répondre (car écrire n’est jamais réductible à « raconter une histoire »), pourquoi ne pas essayer d’approcher ce qu’anime ceux qui tentent de (se) traduire ? Car écrire revêt mille étapes mais écrire, c’est toujours vouloir et devoir chercher. Puis, de la rédaction au kilomètre aux semaines à arbitrer entre tirets cadratins et discours indirect, des infernaux revers qui font se rappeler qu’avoir trouvé une façon dont ça ne fonctionne pas est déjà un progrès aux prises de têtes sur l’agencement d’une phrase ou les subtilités d’un synonyme, pouvoir échanger sur l’écriture exige de se défaire des représentations prévalentes adossées à la productivité pour en inviter — et inventer — de nouvelles. Il existera toujours autant de récits de ce qu’est d’écrire qu’il existera de plumes. Mais bâtir un pont pour rendre possible le récit de cette pratique appelle à explorer non pas le rendement mais la recherche, non pas l’arrivée mais l’élan, non pas l’obligation de résultat mais la nécessité de commencer. Et tant mieux si la conversation entre néophyte et écrivain(e) n’en ressort qu’encore plus biscornue car… n’est-ce finalement pas d’être un peu bousculé qui, justement, permet l’échange vrai et la rencontre ?