Grande prêtresse de la littérature française, prix Femina, Renaudot des lycéens et Grand prix RTL-Lire, nous avons rencontré Camille Laurens lors d’une séance photo à Paris. Elle s’est ensuite prêtée au jeu de l’interview, exercice complexe même au-delà des années de plateaux foulés, de questions posées. Camille Laurens décortique brillamment l’amour, la passion surtout. Ses mots sont pesés ; sa musique, inégalable. Nous avons voulu en savoir davantage sur son rendez-vous avec l’écriture au fil de sa vie.  

interview Lolita Sene & Louisiane Dorphotos & DA Marlène Delcambre

Camille Laurens par Marlène Delcambre pour george ©
photo Marlène Delcambre pour george © look AYT studio

Vos romans sont construits à la manière d’une maquette. Pièce par pièce, vous assemblez les mots, de sorte à bâtir un monument dont l’ossature resterait visible. Dans Ta promesse (2025, Gallimard), l’un de vos personnages fait une remarque à propos de la narratrice : « Je me suis souvent dit, en lisant ses romans, que l’élucidation en construisait le nerf principal. Le désir de savoir est ce qui fait avancer ses livres. » 
Pourquoi vous sentez-vous guidée, en tant qu’autrice, dans ce désir de savoir, de comprendre ? Ce désir existe-t-il depuis toujours ?

— Oui. Dès mon premier roman, Index, j’ai eu recours au genre de l’enquête, même si c’était quelque peu un pastiche, voire une parodie de roman policier, avec un détective qui ramait. C’est ainsi que je considère l’écrivain en général : comme un privé mû par le désir de connaître la vérité. Il n’y parvient pas toujours mais éclaire tout de même un petit pan de vrai. À cet égard, l’exergue de William Faulkner est parfait : « Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. » L’ambition d’élucidation serait démesurée mais mesurer l’étendue de l’énigme humaine à la lueur de la littérature reste l’essence de mon désir d’écrire.

Dans ce même roman, on peut également lire : « C’est peut-être le problème des écrivains — leur faiblesse, leur force : ils ne tournent pas la page avant de l’avoir lue et relue. » Vos écrits, justes et poétiques, sont d’une précision presque mathématique, les mots ne pourraient être remplacés. Le choix des mots est-il un automatisme, ou demande-t-il constamment un travail de recherche ? 
— Le choix des mots n’est jamais un automatisme. Il s’agit au contraire d’une pesée constante dans un trébuchet sensible pour éprouver la justesse, la densité, la sonorité de chaque mot. La relecture à voix haute a aussi son importance.

Pourriez-vous nous raconter une journée d’écriture avec vous, chez vous, comment se passerait-elle ? 
— Je ne commence jamais très tôt, la mise au travail est lente et passe par du sport, du thé – beaucoup de thé – et diverses manœuvres d’évitement. Je me mets finalement à ma table vers midi. Je n’ai pas de bureau, j’écris là où il y a le plus de lumière naturelle, donc souvent dans mon salon ou ma cuisine, orientés au sud. Je commence souvent par relire ce que j’ai écrit la veille, assez souvent même je relis tout (en fin de roman, cela prend beaucoup de temps !) puis j’écris jusqu’à sept ou huit heures du soir avec de petites pauses, mais il m’est arrivé aussi de m’y mettre à midi et de relever la tête à la nuit tombée sans avoir bougé d’un pouce. L’écriture pour moi, c’est la vie en pyjama. Le corps devient une abstraction, je m’absente dans un bain de langage, je me perds dans mes pensées.

Avec Ta promesse (2025) comme avec Celle que vous croyez (2017) vous avez proposé un format qui se rapproche du thriller, tout en restant fidèle à votre style. Vous proposez souvent des structures originales où la chronologie, la ponctuation, la forme sont inhabituelles. 
Est-ce une volonté de sortir des clous ?

— L’architecture d’un roman est très importante pour moi. Je peux chercher longtemps quelle forme sera la mieux adaptée à mon projet de livre ; certaines inventions formelles me viennent aussi en cours d’écriture, j’en éprouve la nécessité. Cela ne procède donc pas d’une volonté artificielle de sortir des clous mais d’un désir de justesse et d’harmonie entre le fond et la forme.

Le processus d’écriture était-il différent à chaque fois ? 
— Oui, pour la raison que je viens de donner. Chaque projet romanesque sécrète sa propre forme. Cependant, j’ai des constructions favorites, telles que la mise en abyme, héritée d’André Gide, les changements de focalisation, les variations. Le but commun est de créer une sorte de vertige, un inconfort. Je n’aime pas les narrations trop linéaires ou prévisibles.

Votre œuvre, dans sa globalité, décortique la complexité de l’identité féminine et des relations entre les femmes et les hommes. Selon vous, quelle est la place du roman dans l’évolution du féminisme ?

— Elle est immense. Nous sommes presque arrivées à l’égalité avec les hommes dans la considération littéraire même s’il ne faut pas sous-estimer un retour du masculinisme, y compris dans le monde intellectuel. Le roman, mais peut-être surtout l’essai, depuis Beauvoir jusqu’à Despentes, et le récit vrai, contribuent très largement à la cause des femmes.

Camille Laurens par Marlène Delcambre pour george ©
photo Marlène Delcambre pour george ©

Il y a deux ans, nous découvrons avec joie le livre qui regroupe la plupart de vos écrits, “Inventer le désir” : Oeuvres choisies, publié par les éditions Gallimard. D’où est venue cette idée de recueil littéraire ? Y a-t-il un élément déclencheur ? Une certaine urgence ?
— C’est Antoine Gallimard qui me l’a proposé. J’écris depuis trente-cinq ans et mon travail a une réelle cohérence, ce qu’un tel recueil peut mettre en relief, même si j’ai dû faire un choix donc sacrifier des textes importants dans mon parcours. Il n’y avait pas d’urgence – je ne pense ni à ma mort ni à la postérité, c’est simplement un bilan d’étape dans un parcours qui se poursuit.

Vous expliquez dans une interview que vous avez été bercée par les contes durant votre enfance, comme La Petite fille aux allumettes ou La Petite Sirène. Par la suite, quel(s) roman(s) vous a marquée et a acté votre désir d’écrire ? 
— Dès l’adolescence, le désir d’écrire m’a été transmis par des romans qui interrogent l’acte d’écrire et la puissance de la littérature : Les Faux-monnayeurs de Gide, À la recherche du temps perdu de Proust. Mais au fond, c’est la littérature tout entière qui m’a donné envie d’écrire, c’est-à-dire de comprendre le monde et de créer de la beauté avec des mots.

Quel souvenir gardez-vous de vos premiers écrits ? Par exemple, un lieu ou un sentiment ?
— Adolescente, je tenais un journal intime que je déguisais en carnet de citations au cas où des indiscrets le liraient : quand je racontais quelque chose de très intime, je l’attribuais à un auteur fictif, souvent non genré. C’est ainsi que j’ai signé Claude Simon le récit crypté de ma « première fois », sans savoir que cet auteur existait ! Dès le début, écrire a donc été lié au secret et au jeu sur l’identité.

Aujourd’hui, beaucoup ont perdu le réflexe de la lecture. Dans le métro, on observe davantage de smartphones que de livres. Quels romans conseilleriez-vous à des personnes qui souhaitent se (re)mettre à la lecture ? Et à des adolescents ? 
— Les jeunes peuvent revenir à la lecture par la poésie, à laquelle ils sont toujours sensibles, comme aux paroles de chansons. Et puis je crois profondément au pouvoir des histoires : une bonne intrigue dans une langue à la fois simple et originale, et le tour est joué. Chandler, Manchette, Manotti, ou des polars plus récents, sur des sujets contemporains.

Quel est votre livre de chevet en ce moment, ou quels sont-ils, s’il y en a plusieurs ?

— Je lis les livres de la rentrée littéraire, il y a des choses magnifiques. Et quand je veux sortir du roman, je lis Racine à voix haute.

photo Marlène Delcambre pour george ©
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Camille Laurens
Ta Promesse
Janvier 2025

Photos & DA : Marlène Delcambre
Lieux : Hôtel Bleu de Grenelle
Stylisme : Audrey Jehanno — Alexandre Ikkache
Maquillage : Mélanie Vergnol
Coiffure : Damien Lacoussade
Coordination : Louisiane Dor

Louisiane Dor

Rédigé par

Louisiane Dor

Directrice de la publication.

Romancière — " Les méduses ont-elles sommeil ? " (Gallimard)
" Ceci est mon cœur " (Robert Laffont)
" La confusion " (Le Cherche Midi)