Léonor de Recondo — Marcher dans tes pas

Depuis son entrée en littérature, en 2010, l’écrivaine et musicienne Léonor de Recondo nous offre des récits aussi mélancoliques que lumineux. Mélancoliques car souvent tournés vers le passé – qu’ils soient historiques (Amours, Pietra Viva) ou familiaux (Manifesto, Revenir à toi). Lumineux aussi, car il y va de sa plume comme de son archet de violon : des gestes emplis d’un rythme baroque et d’une rassurante odeur de colophane, ne cessant d’élargir les contours des sensations et de l’imaginaire de ses lectrices et lecteurs.

Le gâteau de riz abandonné

Les premières pages du récit nous plongent dans cette cuisine où il fait chaud, « si chaud ». La grand-mère (amona, en basque) paternelle de Léonor de Recondo, Enriqueta, y prépare un gâteau de riz pour l’anniversaire de son fils aîné Jean, il a sept ans. « Sourcils froncés, tu tournes sans t’interrompre le mélange de lait, de sucre et de riz qui frémit dans le cuivre. » Marcher dans tes pas s’inscrit dans la réalité tangible vécue par Enriqueta. La narratrice se tient tout proche de sa grand-mère, elle décortique chacun de ses gestes : ses mains s’agrippant brusquement à la spatule en bois, ses oreilles qu’elle aimerait fermer pour ne pas entendre ses frères parler de politique, sa colère qui renvoie un de ses fils hors de ses jupons car elle « ne veu[t] pas de sa peur ». « Et tu vois comme le riz commence à adhérer au bois, c’est bon signe. Le gâteau sera excellent. » Pourtant, en ce mois d’août 1936, le Pays basque espagnol risque de tomber entre les mains des franquistes. Et le plat en terre où repose le gâteau de riz est abandonné dans leur maison qu’ils quittent précipitamment, sans savoir qu’ils n’y retourneront jamais plus.

Musiques et mots de Recondo traversent les âges. Et Marcher dans tes pas se fait l’écho et la prolongation de Rêves oubliés son premier opus paru chez Sabine Wespieser Éditeur en 2012. L’autrice y contait déjà le pan dramatique de son histoire familiale : l’exil de la famille de son père Félix, alors âgé de quatre ans. Dix ans après Rêves oubliés, une loi espagnole propose aux descendants d’exilés politiques d’obtenir la nationalité perdue. La romancière engage alors des procédures pour devenir aussi Espagnole que Française. Chemin faisant, Recondo remonte la pente du souvenir, jusqu’à superposer les temporalités et devenir une présence fantomatique. Elle accompagne Enriqueta d’Irun à Hendaye, soit de l’Espagne à la France. Elle est déjà là, lorsqu’ils traversent ensemble – oncles, enfants et parents mais sans le mari d’Enriqueta, parti au front à Aranjuez – le pont International « qui n’a rien d’international » et sur lequel Félix explose en sanglots pour récolter des confettis pour fêter son frère Jean.

Aussi Marcher dans tes pas travaille à nouveau le récit de l’exil : acquérir la nationalité espagnole n’est pas qu’une réparation symbolique, elle remue à bon nombre d’endroits l’histoire de leur famille dont Léonor de Recondo se sent la dépositaire ; elle tient registre « de leurs souffles perdus » : « nous sommes toutes des fantômes / Je suis celle qui vous attrape / Et vous plaque sur le papier / Vous êtes celles qui me peuplez ».

Enriqueta, mon amona

En sondant le passé de sa famille, en se tenant dans la cavité des temps manqués, quand elle n’était pas encore née, Léonor de Recondo compose sa propre mythologie familiale. Aussi se tient-elle tout contre sa grand-mère, lorsqu’elle marche vers la plage, s’assoit dans le sable ou se tient en pensées dans les rues d’Irun, près de la ligne de front ; « sur notre trottoir, toi et moi, on ne se tient pas par la main, on ne se prend pas dans les bras, on ne se touche pas. On est figées. On observe. On sait bien qu’on ne va pas mourir ce jour-là. Ce 19 août 1936, nous sommes les fantômes. Tu es ton presque fantôme, et moi, je n’existe pas. »

Honorant aussi bien les membres de sa famille que les combattants inconnus tombés sous les balles des franquistes, Marcher dans tes pas redonne notamment corps à toutes les « femmes intranquilles » et engagées de cette guerre. Aussi croise-t-on Felicia Mary Browne, une combattante britannique dont les dessins de ses compagnons d’armes sont exposés à la Tate Gallery, et Lola Iturbe, co-fondatrice du mouvement Mujeres Libres (Femmes libres). Recondo souligne aussi comme le corps de la femme est « encore et toujours » un « objet sexuel de la guerre ».

Devenu fantôme omniscient, l’autrice capte avec grâce l’atmosphère de cette époque, « Je suis dans les minuscules / sandales de mon père / Je suis dans la poigne / de ma grand-mère ». Aussi compose-t-elle un sensible plaidoyer du souvenir de la guerre civile espagnole. Sa poésie, page après page, œuvre à laisser trace de son héritage familial et à désépaissir le mystère d’Enriqueta, son amona. — Apolline Limosino

Apolline Limosino
Author: Apolline Limosino

Journaliste. Collaboratrice à France Culture, Apolline Limosino écrit pour différents médias.

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