Des culs, j’en ai connus des milliers. Féminins, masculins. Timides ou sans gêne. Lourds de fatigue ou pleins d’assurance. Des jeunes bien fermes, des vieux flétris. Des musclés, des creux, des tendres, des paresseux. Certains sentent le parfum chic. D’autres, la fin de journée. Il y a ceux qui s’installent franchement, ceux qui hésitent, ceux qui effleurent à peine comme si j’étais sale ou vivant. Il y a les nerveux, les figés, les qui dorment, les qui transpirent, les qui n’ont pas envie d’être là. Les dévoilés, les trop couverts et les faux culs. Je les ai tous sentis.
Siège de la ligne 13, j’observe un ballet quotidien.
Des aller-retours entre Châtillon, Saint-Denis ou Asnières. Une routine immobile dans le flot constant des corps. À La Fourche, certaines fesses bondissent, trompées par la bifurcation. Paniquées, elles me quittent brusquement.
Je ne m’attache pas. Mais je retiens. Les corps changent. À chaque heure, à chaque station.
Le matin, ce sont les habitués. Ceux de Malakoff, Châtillon ou Asnières, Paris les attend pour travailler. Visages tirés, pensées ailleurs, ils ne se parlent pas, avancent en ligne et s’effacent dès Montparnasse.
Puis viennent les clientes du Bon Marché, cheveux lavés de frais, doigts soignés, habitués à tout déléguer. Elles posent leur fatigue sur moi comme on pose un sac à main. S’asseyent sans s’abandonner. Croisent les jambes avec retenue. Plus par peur du tissu que par respect pour lui. Leur corps drapés de soie laissent à peine une empreinte.
Elles passent.
La vague suivante monte à Saint-Lazare.
Des gens pressés. Des valises. Des regards fixes. Ils s’installent comme on prend un relais. Le tissu change de fonction, passe de l’apparat à l’utile.
À Liège, le ton se détend. Les vêtements deviennent confortables, les dos s’arrondissent. Les sacs en cuir cèdent la place aux sacs de sport. Les gens s’étalent davantage, prennent leurs aises.
La Fourche, encore.
La rame bascule.
Les boubous apparaissent, les sacs en plastique gonflés de courses bon marché se posent sur moi. Les corps s’installent franchement. Les jambes s’ouvrent. Les jeans sont usés, les chaussures épaisses.
Je les sens. Leur poids. Leur manière de s’affaisser.
Ils ne demandent pas la permission.
Les noms aussi changent.
Les Jean-Alban et les Clémence ont disparu.
Les mots claquent, les rires sont directs. Il n’y a plus de bises simulées. Plus de retenue.
Le métro sort de Paris. Les places se libèrent. La rame respire.
Au centre de la ligne, tout est plus dense. Les flux sont organisés.
Le matin, c’est l’urgence. Le soir, l’épuisement. Entre les deux, des accalmies et des pics.
Je peux être dédaigné comme convoité. À l’heure de pointe, je deviens essentiel.
Flux et reflux se succèdent. Le wagon se gorge d’odeurs, de chaleur, de fatigue. Les sacs à dos frottent, les coudes bousculent. Les corps s’effleurent, parfois se frottent.
Certains s’autorisent l’interdit. Un souffle d’alcool macéré du midi, une main déplacée. Un enfant sous une aisselle. Un regard qui fuit ou qui insiste.
Les strapontins ne servent à rien. Ils sont repliés, comprimés. Les culs s’y appuient seulement.
Moi, je tiens bon.
Je suis la place assise. La vraie. Celle qu’on guette. Celle qu’on convoite. Celle qu’on arrache au vol dès qu’elle se libère.
Même salie, je reste désirable.
La nuit, c’est un autre théâtre.
Les fêtards croisent les solitaires. Certains parlent trop fort, d’autres somnolent.
Clichy. Gaité-Montparnasse. On discute cinéma, théâtre. On rit sans retenue. L’alcool a remplacé la peur du ridicule. Les mots sortent plus vite, les vérités aussi. Parfois, un silence s’installe. Une complicité d’un instant.
Parfois, c’est l’ennui.
Le dernier métro a quelque chose de mélancolique.
On ne s’y installe plus vraiment. On y attend la fin.
Les passagers sont moins bruyants, plus vigilants. Certains rient trop fort, soulagés d’avoir réussi à ne pas le rater. D’autres s’assoient sans voir autour. Il y a parfois des altercations. Une drague lourde. Un refus mal pris. Un cri.
Et puis, il y a ceux qui dorment.
Le fêtard qui s’effondre. Le corps qui ne tient plus debout.
Le sans-abri que personne n’ose déranger. Il pue, s’affaisse, prend toute la place. Parfois, on essaie de le réveiller. En vain. Il reste là.
Au dépôt, si les agents n’y parviennent pas, la police finit le travail.
Avant le nettoyage.
Avant que tout recommence.
Ce soir-là semblait banal.
Il se tenait dans l’entrée centrale du wagon. Les mains enfouies dans les poches, le dos appuyé contre les portes condamnées. Sa tenue tranchait avec son attitude : costume sombre, chemise blanche parfaitement ajustée, chaussures vernies, ceinture assortie à la boucle luisante. Une élégance presque trop précise. Une posture trop relâchée. Il semblait attendre sans vraiment attendre.
J’amorçais mon dernier trajet.
Autour de lui, les regards étaient absents, fatigués, fuyants.
Le sien était fixe, tendu, scrutant chaque arrêt, chaque visage. Guettant un signe à chaque arrêt.
Elle est montée à Montparnasse en courant, le téléphone à l’oreille, juste quand le cri du train informait du départ. Elle parlait vite, entre deux halètements.
— J’l’ai eu. J’arrive. Plus de batterie. Oui, j’ai pris ton gilet… désolée maman je sais…
Un dernier “bisou”, et l’appel s’est coupé.
Elle s’est assise sur moi, sans hésiter. Ou presque. Un petit sursaut, le genre qu’on oublie aussitôt.
Sa jupe, courte, s’est légèrement relevée. Le tissu était léger, presque transparent. Un vêtement d’été, choisi sans trop réfléchir. Son odeur mêlait un parfum fleuri à une sueur douce, inévitable les soirs d’été. Elle a posé son gilet noir sur le bord de l’assise et appuyé la tête contre la vitre.
Absorbée par son écran, elle ne l’a pas vu arriver.
Lui s’est assis à côté. Le même costume bien taillé, la même chemise blanche. Il semblait avoir renoncé à quelque chose. Ou l’avoir trouvé.
L’écran s’est éteint. Le silence s’est installé.
Puis un bruit. Léger. Le cliquetis d’une boucle de ceinture.
Elle s’est tendue.
Rien de visible. Seulement une tension nouvelle.
Son corps hésitait. Bouger ? S’en aller ? Rester ? Ne pas faire d’histoire ?
Je l’ai sentie s’enfoncer un peu plus.
Un geste. Presque rien. Des doigts, discrets, furtifs, glissés entre son corps et moi.
Elle s’est tendue d’un coup. Un spasme infime. La peur a un poids, une densité que je connais bien. Elle colle. Elle moite. Elle s’étale. Sa peau ne respirait plus. Elle ne bougeait pas. Prisonnière de son corps. Prisonnière de moi.
Ils sont restés là. Le temps d’un arrêt. Personne n’a vu. Ou personne n’a voulu voir.
Derrière nous, des passagers descendaient à Duroc.
Elle ne bougeait plus. Paralysée. Son corps disait non, mais n’osait pas se lever.
La jupe s’est encore un peu soulevée. La peau est apparue. Puis la dentelle fine d’un sous-vêtement.
L’homme a bougé. Une agitation confuse, brutale. Je la sentais se raidir, retenir sa respiration, lutter pour rester immobile.
La sueur avait changé d’odeur. Ce n’était plus celle du corps mais celle de la peur.
Puis, tout s’est arrêté.
Un nouveau cliquetis. Il s’est levé. A quitté la rame à Varenne.
Elle est restée figée.
Les yeux ouverts. Le souffle court.
Elle est restée. Mains serrées. Respiration brisée. Pas un mot. Pas un cri. Son corps, tremblant, refusait encore de comprendre. La honte est venue après. Brûlante. Elle s’est répandue sur mon revêtement vert d’eau. Une tache sombre, muette. Peut-être n’avait-elle pas su. Ou pas voulu comprendre. Peut-être s’était-elle dit que ce serait pire, si elle bougeait.
Que ce n’était pas si grave.
Que ça allait s’arrêter.
Invalides.
Le signal strident a brisé l’inertie. Elle a bondi, s’est enfuie.
Elle a oublié son gilet.
Je suis resté seul dans mon wagon vide. Avec son odeur. Son silence. Humant le parfum déjà un peu flétri de son gilet noir.
Nous partagions un secret abominable.
Un de ceux qui ne se racontent pas. Un de ceux que le matin efface. Un de ceux que l’eau savonneuse, chaque nuit, fait semblant d’oublier et que l’afflux des voyageurs éliminera tel un torrent.
Nouvelle écrite par Hanaë Said à l’occasion du premier appel à texte.
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