par Lucie Crisa

Si l’histoire littéraire était une bibliothèque, elle compterait des rayonnages entiers consacrés aux « grands hommes ». Et, quelque part en marge, une étagère bancale réservée aux « femmes écrivaines ».

Pourtant, les femmes ont toujours écrit. Dans tous les genres. À toutes les époques. Et souvent en pionnières. Les femmes ont été « à l’initiative de la création de nouveaux genres littéraires comme le roman moderne ou la nouvelle, ou [ont largement contribué] à l’engouement pour le genre épistolaire », rappelle Daphné Ticrizenis dans Les Autrices.

Pourquoi, alors, cette invisibilisation persistante ? Dès 1983, l’universitaire américaine Joanna Russ posait la question de manière frontale dans son essai :  Comment torpiller l’écriture des femmes. Avec une précision quasi chirurgicale, elle y démontait les mécanismes par lesquels les œuvres des femmes sont niées, dénigrées ou reléguées à des sous-genres considérés comme moins nobles. Elles écrivent ? Mais non voyons, elles n’en sont pas capables. Elles publient ? Eh bien ce sont des exceptions. Elles réussissent ? Mouais, ce n’est pas vraiment de la littérature. Une rhétorique redoutablement efficace, résumée en quelques phrases choc : « Ce n’est pas elle qui l’a écrit ; Et si c’est elle, alors ça ne vaut pas grand-chose, Et si ça vaut quelque chose, c’est un cas isolé ; etc. »  Prenons l’exemple de Mary Shelley et de son Frankenstein. Pendant des années, l’autrice dû affronter les soupçons, car en tant que femme, il semblait impossible qu’elle ait pu écrire une œuvre aussi puissante. Il en va de même pour Charlotte Brontë avec son Jane Eyre ou James Tiptree Jr. qu’on admirait pour son écriture virile, jusqu’à ce qu’on découvre que l’auteur était en réalité Alice Sheldon. 

Pour pallier ces mécanismes décrits par Russ, nombre de ces femmes ont dû imaginer des stratégies de contournement et notamment l’écriture sous pseudonyme. Les sœurs Brontë ont publié sous les noms de Currer, Ellis et Acton Bell. Mary Ann Evans sous le nom de George Eliot. Et bien évidemment, Aurore Dupin plus connue sous le nom de George Sand. Colette, quant à elle, a été publiée sous le nom de son mari Willy. Parfois, on laisse simplement planer le mystère en utilisant ses initiales. P.D. James ou J.K. Rowling qui ont fait leurs armes dans des genres pensés comme résolument « masculin » ont été conseillées dans ce sens. Dans le Teen Vogue du 10 juillet 2017, la créatrice d’Harry Potter disait « Mon éditeur (…)  m’a dit : « nous pensons que ce livre plaira aux garçons et aux filles  (…) Alors, pourrions-nous utiliser vos initiales ? » 

Ce phénomène de dévalorisation a un nom : l’effet Matilda.

Théorisé par la sociologue américaine Margaret W. Rossiter dans les années 1990 à propos des femmes scientifiques, il désigne le déni de reconnaissance systématique dont sont victimes les femmes dans les domaines intellectuels. Dans Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Titiou Lecoq applique ce concept au champ littéraire. 

L’histoire littéraire n’a pas oublié les femmes. Elle les a invisibilisées. Délibérément. Méthodiquement. Pour preuve, lorsqu’au XIXème siècle il a été temps d’écrire des anthologies, nombres de femmes écrivaines ont été passées à la trappe. L’Histoire de la Littérature française de Gustave Lanson compte près de 1400 noms parmi lesquels seulement 91 noms de femmes. La moitié de l’humanité, ramenée à 6% des auteurs cités. « L’histoire littéraire telle qu’elle s’est constituée au cours du XIXe a isolé quelques grandes figures au nom du génie et d’une conception de la littérature résolument masculine », peut-on lire dans Des femmes en littérature, un ouvrage collectif placé sous la direction de Martine Reid. En 2014, la prestigieuse collection la Pléiade expliquait : « Nous sommes loin de la parité, il est vrai ; mais force est de constater que l’histoire littéraire elle-même s’écrit au masculin jusqu’au milieu du XXème siècle ; et il n’est pas à la portée de la collection, si bienveillante soit-elle, de la corriger ». Mais qu’en est-il de Christine de Pizan, d’Anne de France, de Louise Labbé, de Marie-Anne Barbier et de tant d’autres… « La production continue d’écrits de femmes depuis le Moyen Âge constitue l’une des singularités de la littérature de langue française », lit-on encore dans Des femmes en littérature

On pourrait croire que ces dynamiques appartiennent au passé. Mais les chiffres racontent autre chose. Les femmes lisent plus, écrivent et publient à part égale — mais elles sont toujours moins présentes dans les anthologies, les manuels, les prix majeurs. 89% des lauréats du Goncourt sont des hommes et depuis sa création en 1901, seules 14 femmes ont été honorées par le Prix Nobel de Littérature.

Leurs œuvres sont plus souvent classées « littérature féminine » ou « feel good », termes rarement utilisés pour qualifier leurs homologues masculins. Et quand une autrice vend beaucoup, c’est souvent au détriment de sa reconnaissance littéraire. « Aujourd’hui, les anthologies, les manuels scolaires, les musées, les noms des rues et des établissements culturels sont le reflet d’une société qui a exclu les femmes de son histoire sur d’innombrables générations » explique Daphné Ticrizenis. De 1997 jusqu’en 2018 par exemple, aucune œuvre écrite par une femme n’a été inscrite au programme de littérature de terminale L. En 2016, Françoise Cahen, professeure de français au lycée Maximilien-Perret d’Alfortville, a lancé une pétition afin de rectifier ce manque. Avec près de 20 000 signatures à son actif, cette mobilisation a permis l’introduction de Madame de La Fayette au programme en 2018. Mais là encore, il s’agit d’un nom déjà entré dans le panthéon littéraire.

« Lutter contre l’oublioir du passé, prendre conscience de son existence, c’est aussi un moyen de lutter contre l’oublioir du futur » Titiou Lecoq. 

Pour aller plus loin : 

  • Comment torpiller l’écriture des femmes, Joanna Russ — Edition La Découverte — Parution 21/08/2025
  • Les grandes oubliées, Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Titiou Lecoq — Collection Proche 
  • Autrices, ces grandes effacées qui ont fait la littérature, Tome 1 & 2, Daphné Ticrizenis — Hors d’atteinte
  • Des femmes en littérature, Martine Reid — Edition Belin
  • Femmes et littérature, Une histoire culturelle, Tome 1 & 2, Dir. Martine Reid, Folio Essais
  • Une chambre à soi, Virginia Woolf