
Christopher Laquieze
“Chroniqueur”, “blogueur” ou encore “bookstagrameur” sont les multiples titres que l’on donne à ces particuliers, qui, passionnés de lecture, partagent volontiers leurs trouvailles. C’est le cas de Christopher Laquieze : lecteur 3.0 qui, grâce à son franc parlé et à son éclectique bibliothèque, parviendrait à convertir n’importe quel novice. Au-delà de ses lectures, Christopher Laquieze est également essayiste et romancier. Portrait.
interview Sophie di Malta
photos Marlène Delcambre
maquillage Mélanie Vergnol
stylisme Audrey Jehanno

Vous êtes aujourd’hui l’une des figures influentes de la scène littéraire sur Instagram. À quel moment avez-vous compris que ce réseau pouvait devenir un vrai levier pour inciter à la lecture ?
— Tout est parti d’un désir, celui de me souvenir de ce que j’apprenais. Je mentirais si je disais que j’ai commencé à partager par altruisme ou par envie de transmettre la « bonne culture » à ceux qui consomment du contenu sur les réseaux. Au départ, je suis autodidacte. J’ai quitté l’école à seize ans. La littérature et la philosophie me sont tombées dessus comme un pot de fleurs du cinquième étage. Alors, pour garder en tête ce que je découvrais, j’ai commencé à parler de certains concepts philosophiques : l’éternel retour chez Nietzsche, le conatus chez Spinoza, la volonté chez Schopenhauer… Et, petit à petit, j’ai donné mes avis sur certains livres, j’ai parlé de mes découvertes littéraires, avec passion, sans jamais me cacher derrière une mise en scène. Je partage ce que j’aime, mais aussi ce qui me dérange. Et, malgré moi, les gens ont commencé à s’intéresser à ce que je faisais. Au début, quelques centaines. Puis des centaines de milliers. Et c’est en voyant l’impact que pouvaient avoir ces chroniques sur les réseaux sociaux, que j’ai changé de cap. Je me suis dit qu’il y avait peut-être là un rôle à jouer. Montrer que, comme le disait Hugo, “la liberté commence là où l’ignorance finit”. Et que, paradoxalement, les réseaux sociaux peuvent aussi permettre aux gens de s’en sortir — à travers la lecture, à travers la connaissance.
Votre communauté compte des centaines de milliers de personnes, dont beaucoup se disent « réconciliées » avec la lecture grâce à vous. Comment abordez-vous la question des « non-lecteurs » ? Par où commence-t-on pour donner envie de lire à quelqu’un qui s’en est longtemps senti exclu ?
— On a tous des centres d’intérêt : le cinéma, le sport, la musique, l’art. Et souvent, des figures qui nous inspirent. Prenons Interstellar, qui est sûrement le film dont j’entends le plus d’éloges. Ce film, c’est quoi ? Un homme qui, après une découverte, cherche à rentrer chez lui. Et qu’est-ce que c’est, sinon l’Odyssée d’Homère ? Le plus grand récit de retour jamais écrit. En partant de ce qui touche, de ce qui passionne, on peut faire le lien vers l’œuvre. Et là, le désir ne vient plus d’une obligation ou d’un effort à fournir : il devient un élan. Une curiosité. Une puissance désirable. À partir de là, le “non-lecteur” entre de lui-même dans les livres, par des portes différentes.
Votre approche sensorielle, émotionnelle et décontractée de la littérature tranche avec une vision plus académique. Est-ce une manière de casser les codes de la prescription littéraire ?
— Je ne crois pas que la littérature ne soit pas décontractée. Que les “vrais lecteurs” soient forcément planqués dans les bibliothèques ou dans les universités. Non. Les écrivains, comme les lecteurs, sont souvent des cancres, des agitateurs, des stimulants, des êtres qui balancent les idées reçues par la fenêtre. Des rebelles en quête de justice, ou juste en quête de lucidité. Je ne cherche pas à casser les codes. Je parle de ce que j’aime. Ce qui gravite autour — les catégories, les rôles, les cases — m’intéresse peu. L’idée de devoir correspondre à l’image qu’on se fait d’un “prescripteur littéraire”, très franchement, je m’en fiche. Rien n’est moins académique, moins propre, moins “en ordre” que la littérature elle-même. Kafka bossait dans une compagnie d’assurance, ce n’était pas un universitaire. Dostoïevski a passé plusieurs années en prison et écrivait pour rembourser ses dettes de jeu. García Márquez a dû envoyer la moitié de Cent ans de solitude par la poste, parce qu’il n’avait pas les moyens d’envoyer le manuscrit entier. Rimbaud reste sans doute le plus grand délinquant littéraire de notre histoire. Gabriela Mistral, institutrice modeste, devenue prix Nobel, écrivait pour survivre autant que pour élever. Alors non, je ne casse pas les codes. Je reviens juste à ce qu’ils ont toujours été : une littérature vivante, sensorielle, risquée, et profondément humaine. Tout le reste, c’est du décor.

Pensez-vous que la lecture doive rester un acte « solitaire » ou au contraire qu’elle gagne à devenir une pratique partagée, communautaire, comme vous la mettez en scène sur Instagram ?
— La lecture est à la fois un acte profondément solitaire… et fondamentalement communautaire. On lit seul, bien sûr. Mais dans cet acte, on rencontre des personnages, un narrateur, un rythme, une voix. On entre dans une intimité qui n’est pas la nôtre, et pourtant on s’y reconnaît. Le lecteur devient plusieurs : il pense avec un autre cerveau, ressent avec d’autres cœurs. Et ça, c’est déjà une forme de dialogue. Et puis il y a l’après. Ce qu’on fait de cette lecture. Ce qu’on dit. Ce qu’on partage. On parle du livre qu’on a aimé, ou détesté, ou pas compris. On pose des questions. “Qu’est-ce que tu as ressenti ?” “À qui t’a fait penser ce personnage ?” “Est-ce qu’il parle de nous, aujourd’hui ?” C’est là que le livre continue à vivre, au-delà de ses pages. Il évolue dans les échanges et dans les interprétations. Ce que j’essaie de faire sur Instagram, ce n’est pas de rendre la lecture spectaculaire ou de la vulgariser. C’est juste de proposer des pistes, de mettre les gens en lien avec des textes, des auteurs, des idées. De déclencher une envie. Et ensuite, ça discute, ça partage, ça s’oppose parfois. Mais ce qui est beau, c’est que parler d’un livre, c’est souvent parler de soi. Et donc de l’autre. Il y a dans chaque échange sur une œuvre une double découverte : celle du texte… et celle de la personne qui en parle. C’est pour ça que je crois que la lecture est une expérience à plusieurs niveaux. Solitude active, rencontre intérieure, et partage extérieur. Les trois se nourrissent. Et sans doute que c’est là, justement, que ça devient vivant.
Vous préparez actuellement votre premier roman pour la rentrée de janvier 2026, dans un décor Latino-Americain, qui paraîtra aux éditions JC Lattès. De l’essai au roman, est-ce plus intime, imaginatif, personnel ?
— Les deux n’ont rien à voir. Un essai demande une rigueur, une solidité dans la recherche. On peut passer des mois, parfois des années à accumuler des lectures, des notes, à structurer une pensée — et l’écriture, dans ce cas, n’est qu’un prolongement, une mise en forme de tout ce travail préalable. Le roman, lui, c’est tout autre chose. On est libre. Et qui dit libre dit exposé — enchaîné même — à des travers qu’on ne voit pas venir. À ses propres limites, à ses illusions. Le roman est clairement plus imaginatif, moins cadré, moins « intellectuel ». Je ne crois pas aux méthodes miracles. À chaque début de roman, on recommence. On revient débutant.
Avant d’écrire celui qui paraîtra en janvier 2026 aux éditions JC Lattès, j’en ai écrit trois. Trois mauvais livres qui n’ont jamais trouvé de maison, et c’est tant mieux. Un jour, une écrivaine, que j’admire profondément, m’a dit quelque chose que j’ai mis longtemps à comprendre : “Certains livres qu’on écrit ne sont pas faits pour être publiés. Ils sont là pour expier quelque chose en nous, pour permettre au bon livre d’exister.” C’est exactement ce qu’il s’est passé. Je travaillais depuis près d’un an sur un texte très sombre, né après la mort de mon père et de mon meilleur ami. Chaque mot me coûtait. Et puis ce conseil est revenu dans ma tête. Il m’a agacé — forcément, quand on est en plein dans l’écriture, on n’a pas envie d’entendre qu’il faudrait tout lâcher. Mais je l’ai fait. J’ai mis le livre de côté. Un mois et demi plus tard, j’ai fait un rêve et de ce rêve est née l’histoire. Juste comme ça. D’un seul coup, j’ai su que c’était le bon texte. Les psychanalystes auraient sûrement de quoi s’amuser avec ce genre de processus. Ce jour-là, j’ai compris qu’écrire, parfois, c’est se brûler. Mais c’est aussi repartir avec le feu. Alors oui, brûlez-vous. Brûlez-vous fort. Et surtout : recommencez.
Comment passe-t-on de l’essai au roman ? Est-ce une rupture dans ton écriture ou une continuité naturelle ?
— Je pense que j’ai toujours voulu écrire des romans. Mais la réflexion philosophique, le travail de l’essai, était sans doute une manière de combler un vide. Un vide existentiel, un besoin de structurer quelque chose à l’intérieur. Je n’ai pas fait d’études, et pendant longtemps j’ai ressenti le besoin de prouver que je n’étais pas idiot. Alors que, rétrospectivement, cette volonté même est un signe d’ignorance et de manque de sagesse. Mais dans l’écriture, au fond, j’avais un besoin plus ancien : celui de raconter. De faire vivre des histoires, d’endosser le rôle du narrateur. Mes amis — ou du moins ceux qui me connaissent bien — disent souvent que je suis un très bon menteur. Je leur réponds que je suis un honnête menteur. C’est plus fort que moi : j’ai besoin de captiver, de faire voyager les gens à travers mes mots, de sentir leurs regards accrochés, suspendus, prêts à me suivre là où je veux les emmener.
Si vous deviez recommander trois livres de la scène littéraire actuelle à quelqu’un qui veut « entrer » en littérature aujourd’hui, quels seraient-ils et pourquoi ceux-là ?
— En premier, je recommanderais Miguel Bonnefoy, avec Le Rêve du Jaguar. C’est un livre impressionnant. Miguel excelle dans l’imaginaire, et il parvient à faire surgir un sentiment en une seule phrase. Prenez son livre, ouvrez-le à n’importe quelle page, lisez une ligne : elle raconte déjà une histoire. Il incarne à mes yeux l’univers baroque sud-américain dans toute sa puissance — et c’est ce que nous partageons ensemble, cet amour commun pour une culture encore trop peu connue en France, mais qui mérite vraiment de l’être. Et pour connaître l’homme derrière les mots, je peux dire sans prendre de risque que c’est l’écrivain qui habille ses phrases avec la plus grande richesse… tout en se déshabillant lui-même en les écrivant.
En deuxième, je citerais Luz ou le temps sauvage, d’Elsa Osorio, une écrivaine argentine au talent narratif absolument bouleversant. S’il y a un livre à lire pour comprendre ce qu’ont vécu les enfants dits “disparus” sous la dictature de Videla en Argentine, c’est celui-là. C’est un roman à la fois glaçant et profondément séduisant. Un texte qui ne s’oublie pas.
Et enfin, je dérogerai un peu à la règle en parlant d’un auteur qui a profondément marqué ma vie : Juan Rulfo, le Mexicain. Que j’aime cet écrivain. Sa plume, sa manière de tisser la narration entre un réalisme brut et une dimension presque mystique… Il est, à mes yeux, le précurseur de Carpentier et de García Márquez.
Quels sont vos projets pour la suite ?
— Produire des œuvres littéraires. Et vivre, beaucoup vivre.